Chroniques de la haine ordinaire
« C’est lui le meurtrier ??? C’est pas Dieu possible, il était si gentil, si dévoué ! »
Les faits divers regorgent de ces affaires de meurtre où chacun est totalement surpris et même sidéré que l’auteur puisse être quelqu’un d’aussi insoupçonnable, quelqu’un « à qui on donnerait le bon Dieu sans confession ».
Les amateurs de polars, d’Agatha Christie, et surtout les lecteurs de Mary Higgins Clark (La nuit du renard, et bien d’autres), lea fans de Woody Allen (l’Homme irrationnel) savent qu’un meurtrier intelligent organise bien à l’avance son alibi, quand il ne va pas chercher à se faire remplacer pour le passage à l’acte, se contentant d’être le commanditaire : la faute est bien plus difficile à prouver… Un castriote de mes amis s’avouait fasciné par son voisin, notable retraité, villa cossue sur les hauteurs, membre d’un de ces clubs-services plutôt fermés de la métropole, et qui n’avait pas trouvé mieux, lassé de son épouse, que de la faire tuer par un jardinier en difficultés. C’était en 2008, jamais le meurtre ne sera avoué. Ce serait une blessure narcissique insoutenable, pire que 9 ans de prison en clamant sans cesse son innocence. L’aveu serait déjà le signe d’une parole authentique de bon augure.
Ah, le poids de l’image sociale, du qu’en dira-t-on ?… Cette éducation qui vous fait l’hypocrisie voire la mythomanie pour satisfaire cette obligation de paraître au lieu Quand cette obligation pèse dès la plus petite enfance, elle finit par résumer à elle psychisme, l’individu ne s’identifie plus qu’aux demandes d’autrui en éteignant ses demandes et désirs … une néantisation du Sujet…
Mais Dr Jekyll ne peut retenir indéfiniment ses pulsions les plus fortes, et cette haine de soi reçue des autres va ressurgir, faute de soupape, en rage narcissique ; la rage narcissique, c’est cette explosion de haine de soi projetée contre Autrui … et ce désir de tuer : tuer l’autre qui a ce que je n’ai pas, moi le tout petit blessé dès sa prime enfance, tuer l’autre qui n’est pas dupe de mon alibi social, tuer l’autre qui est ou qui a ce que je ne peux pas être ou avoir, ou seulement en rêve…
Dans sa lettre d’adieu, le Grêlé, tueur en série et gendarme de son état, la décrivait bien, cette montée inexorable du besoin de tuer, et même de salir quelqu’un d’innocent. Une thérapie lui avait permis d’apprivoiser ses pulsions meurtrières, les rages narcissiques s’étaient espacées puis apaisées, mais l’ADN a parlé, et l’heure des comptes était arrivée, celle du suicide aussi.
D’autres, comme ce célèbre faux médecin qui décima toute sa famille et ses propres parents, dans l’espoir que sa mythomanie ne soit pas découverte ni la spirale infernale des dettes et escroqueries qu’elle avait entrainée, préfèrent faire disparaître tous ceux que sa vie imaginaire nourrissait de faux espoirs. Fils unique, cet homme d’apparence débonnaire était prisonnier des attentes folles de ses parents.
Hannah Arendt l’a pourtant bien écrit dans ses œuvres majeures (Le banalité du mal et Eichmann à Jérusalem), le système social a une part importante de responsabilités dans ses injonctions à exécuter certes des ordres, mais surtout des millions d’hommes, femmes et enfants réduits à des numéros dans des listes administratives interminables. Ce qui ne laisse pas de nous interroger sur ce nouveau totalitarisme que pourrait être la numérisation du vivant.
Hannah Arendt n’était cependant pas psychiatre, elle ne pouvait pas percevoir qu’Eichmann avait sans doute un trouble de la personnalité narcissique , ce trouble étrange qui a toute
l’apparence de la « normalité » (avec toutes les réserves d’interprétations que l’on peut donner à cette notion) ; ces personnalités faites de mimétisme social sont effectivement d’apparence plus normale que normale, « hypernormale » dit-on, et par essence, difficiles à repérer, tant ils vous servent le catéchisme que vous souhaitez entendre …
C’est un autre médecin qui, cette fois-ci, montra jusqu’où peut aller la puissance de conviction de ces personnalités : persuadé par sa maîtresse qu’elle était victime de violences conjugales, il en arriva à empoisonner et à tuer le mari innocent avant de découvrir le train de vie payé par l’assurance vie… A son insu et en bon petit sauveteur, il était devenu le bras armé de la mort … Sans doute fragile, il avait collé à cette relation d’emprise jusqu’à la conviction délirante que le mari était un monstre.
Difficulté du discernement face au masque social, puissance de persuasion par la fascination et la séduction … certains pervers peuvent en effet contaminer tout un village et faire de tout un chacun son acolyte conscient ou inconscient, en anglo-saxon son « flying monkey » (singe volant) ; la rumeur s’enfle alors et désigne à la vindicte populaire la victime expiatoire, ce bouc émissaire qui doit mourir pour que tout redevienne comme avant … ce qui relève bien évidemment de la pure croyance ou de la pensée magique.
La stigmatisation publique d’une personne, sa désignation comme « folle », est caractéristique de l’attaque perverse, qui attribue à sa proie sa propre « paranoïa invisible ». Toute vérité qui sort de sa bouche sera immédiatement néantisée, silenciée … il suffit de lire les travaux de l’école de Palo Alto (Harry Searles, Gregory Bateson, …) pour avoir une première approche des techniques destinées à « rendre l’autre fou »… en instillant son propre chaos psychique.
Ces harcèlements psychiques en meute sont régulièrement observés dans le cadre des cyber-harcèlements, et combien de jeunes en sont morts, faute de ne pas avoir su se défendre face à ces violences collectives de l’ombre…
La conclusion est bien connue : « Elle avait des soucis personnels, elle était fragile » …
Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté !
(Guy Béart)